Tuesday, November 5, 2013

    Les buveurs de silence


    Les buveurs de silence
    N. Lygeros

    Un homme est agenouillé auprès d'un autre couché. Il semble lui parler mais l'autre ne dit rien.
    André, couché  
    Tu ne dis plus rien ?
    Jean, à genoux  
    Je ne sais plus. Silence. Je suis trop malheureux.
    André  
    Et moi qui te croyais mort.
    Jean  
    Je serais déjà en train de t'attendre.
    André
    Mais tu es venu pour m'accompagner.
    Jean  
    Je ne pouvais te laisser seul.
    André
    Merci, mon ami. Un temps. Ce n'était pas la peine.
    Jean
    C'est toujours la peine pour un ami.
    André
    Ton ami se meurt.
    Jean
    Je le sais. Un temps . Ne parle pas tant.
    André
    Après ce sera trop tard.
    Jean
    Tu as raison. Un temps . Je ne sais plus ce que je dis.
    Il pleure. 
    André
    C'est la douleur.
    Jean
    Mais c'est toi qui souffres, et tu me consoles !
    André
    J'aimerais rester auprès de toi après ma mort pour te consoler. Silence. Seulement je ne sais si je pourrais.
    Jean
    Tu m'as toujours consolé de tout.
    André
    J'échoue juste avant la fin. Un temps. Coiffé au poteau.
    Jean
    Tu es terrible.
    Il rit malgré lui. 
    André
    Plus pour longtemps.
    Jean
    Ne dis pas cela.
    André
    C'est pourtant la vérité.
    Jean
    Cela n'a plus aucune importance désormais.
    André
    Les mensonges ne changent rien à l'essence. Un temps. La fin est toujours la même.
    Jean
    Je ne suis pas un mensonge.
    André
    Je le sais bien mais pourquoi me dis-tu cela ?
    Jean
    Car je suis déjà mort.
    André
    Ce n'est pas drôle, tu sais. Un temps. Ne profite pas de mon état.
    Jean
    Je ne suis revenu que pour toi.
    André
    C'est vrai ?
    Jean
    Je ne pouvais faire autrement.
    André
    Pourquoi ne pas l'avoir dit depuis le début ?
    Jean
    Je ne voulais pas te faire de peine ?
    André
    À présent, je suis heureux de mourir.
    Jean
    Je ne pensais pas que cela te ferait cet effet.
    André
    Si j'étais bien portant, j'aurais eu de la peine. A présent, j'ai hâte de te retrouver !
    Jean
    Mais je ne t'ai pas tout dit !
    André
    Ne crois-tu pas que c'est déjà assez ainsi.
    Jean
    Sans doute, mais tu ne veux pas savoir ?
    André
    Savoir juste avant ma mort.
    Jean
    Oui, après ce serait trop tard.
    André
    Je ne comprends pas.
    Jean
    Il ne s'agit pas vraiment de comprendre.
    André
    Me voilà rassuré.
    Jean
    André ! Dans un cri de désespoir. 
    André
    Oui, Jean !
    Jean
    Tu n'es jamais sérieux !
    André
    Est-ce ce que je devrais savoir ?
    Jean
    Mais non !
    André
    Alors, n'hésite plus à présent !
    Jean
    Il n'y a plus de présent.
    André
    Et le passé ?
    Jean
    Omniprésent !
    André
    Le futur ?
    Jean
    Sans avenir.
    André
    Nous sommes donc enclavés dans le passé.
    Jean
    Oui d'une certaine manière.
    André
    C'est déjà cela. Je pensais que c'était pire.
    Jean
    Ce n'était pas tout !
    André
    Qui donc encore ?
    Jean
    Le passé ne dure pas éternellement.
    André
    Cela ne me surprend guère.
    Jean
    Sa durée dépend de la mémoire.
    André
    Je m'en rappellerai.
    Jean
    Justement… Silence. 
    André
    Justement quoi ?
    Jean
    Ce ne sera pas toujours le cas !
    André
    Pourquoi donc ?
    Jean
    Car cela dépend aussi de moi.
    André
    C'est-à-dire ?
    Jean
    Si je suis là, c'est grâce à ta mémoire ! Un temps. Personne d'autre ne se souvient de moi.
    André
    Ton passé ce sont mes souvenirs.
    Jean
    Exactement.
    André, réfléchissant  :
    Mais alors… Un temps. Lorsque je vais mourir…
    Jean
    Mon passé mourra avec toi.
    André, qui pleure
    Je suis désolé. Un temps. Embrasse-moi !
    Jean, qui l'embrasse
    Je suis…
    André
    Jean.
    Il s'effondre et Jean tombe avec lui.